Ces Femmes qui nous inspirent : Ynestra King, les Femmes au secours de la planète
Ynestra King ? Il était évident que l’un de nos soins emblématiques lui rendrait hommage ! Traversons ensemble l’Atlantique à la rencontre de celle qui a contribué à inventer rien de moins que l’écoféminisme. Attention : sujet hautement susceptible de provoquer une frénésie de lectures et d’écoutes de podcasts…
Ynestra King : écrivaine, professeure, activiste et mère
Ynestra King. Un nom de super héroïne, vous ne trouvez pas ? Mais Ynestra King est bien plus que cela : une Femme on ne peut plus ancrée dans le réel !
Sur internet, vous ne trouverez aucune biographie détaillée, aucune fiche Wikipédia au nom d’Ynestra King. Quelques notes succinctes, issues de ses propres écrits, la présentant comme écrivaine, professeure, activiste et mère, vivant à New-York. Et les photos de ce visage lumineux. Mais guère plus sur son parcours, sa vie personnelle (si vous souhaitez écrire un article sur elle, bon courage ! ^^).
Mais après tout… on a là l’essentiel. Nul besoin de légende, de vie romancée pour se laisser embarquer par Ynestra King. Rien ne vaut la rencontre avec ses écrits et actions qui nous invitent à lire notre monde autrement. Et à agir à notre tour.
Car Ynestra King est avant tout une pionnière de l’écoféminisme : autrice et, surtout, initiatrice de mouvements inédits associant écologie, féminisme et non-violence. Des combats qui sont les nôtres !
Un événement mythique fondateur : la Women’s Pentagon Action
« Ces principes ne sont pas abstraits. Ce sont les conditions de notre survie. »
Tout commence par une conférence. Ou, plus exactement, un accident nucléaire : en 1979, en Pennsylvanie, le cœur d’un réacteur de la centrale de Three Mile Island fond partiellement, laissant échapper de la radioactivité dans l’environnement. Merveilleux résultat du cumul de défauts de conception, défaillances techniques et erreurs humaines. Les autorités sont débordées par l’ampleur de la catastrophe, l’opinion publique s’affole… C’est l’étincelle pour Ynestra King ! Avec 11 autres femmes elle fonde ce qui va devenir le premier collectif écoféministe nord-américain : Women and Life on Earth.
Militantes anti-nucléaires, écologistes, pacifistes, féministes : d’horizons divers, chacune apporte sa sensibilité au collectif qui adopte une vibrante déclaration d’unité :
« Nous sommes des femmes qui se sont réunies pour agir d’un commun espoir en des temps de peur. Nous abordons les années 80 dans un cri d’alarme pour le futur de notre planète. Les forces qui contrôlent notre société menacent notre existence avec l’armement et l’énergie nucléaires, les déchets toxiques et l’ingénierie génétique. (…)
Nous sommes des femmes dont la vie et le travail demandent l’expression commune d’une nouvelle vision de la société. (…)
Ces principes ne sont pas abstraits. Ce sont les conditions de notre survie. »
Déclaration d’unité de Women for Life on Earth (WLOE), 1979[1]
Une toute nouvelle façon de lutter se dessine. Sans leadeuse, car toute parole mérite d’être portée. On ne connait pas vraiment Ynestra King ? C’est parfaitement cohérent ! Ce qui les unit au-delà de leur diversité : la sororité, la convergence de luttes qui, toutes, concernent les femmes. Leur volonté commune d’agir, face à des risques concrets immédiats, au-delà de toute théorie. Le moteur de leur engagement : les émotions.
Leur première action sera l’organisation d’une conférence, Les femmes et la vie sur terre : l’écoféminisme dans les années 80. Trois jours durant, plus de 600 femmes débattent : militarisme, arme nucléaire, gestion des déchets toxiques, industrie agroalimentaire, pollution des eaux, inégalités d’accès à la santé et, bien sûr, oppression des femmes. Une richesse de fond et de forme : débats et conférences côtoient récits et activités artistiques, l’organisation d’actions de lobbying succède aux moments de spiritualité.
Ces 600 femmes affirment : nous ne voulons plus vous laisser détruire la vie sur Terre ! Et cherchent de nouveaux modes de lutte.
Elles vont se faire spectaculairement entendre.
Women’s Pentagon Action : une nouvelle façon de lutter
Le 17 novembre 1980, 2000 femmes marchent sur le Pentagone, symbole de la puissance militaire américaine. Elles y réclament l’égalité des droits sociaux, économiques et reproductifs, la fin des actions militaires, de la course au nucléaire, la fin de l’exploitation des humains et de la planète. Et créent un activisme inédit, inventif, créatif… une véritable performance artistique !
Ce 17 novembre 1980, donc, 2000 femmes déguisées et maquillées se dirigent en procession vers le Pentagone. Elles dansent, chantent, jouent de la musique accompagnées de 4 énormes poupées colorées, figures de carnaval.
Elles expriment le deuil, accompagnant de silences et pleurs la poupée blanche, érigeant des pierres tombales symboliques en mémoire des victimes de la guerre, du patriarcat et du productivisme : Anne Frank, Marilyn Monroe, victimes de la guerre du Vietnam…
Des cris- « Shame ! Shame ! Shame ! » – et tambours : la colère s’exprime autour de la poupée rouge.
Avec la figure jaune de l’empowerment, la procession encercle le Pentagone. Des femmes nettoient ses entrées avec des balais, d’autres tissent d’immenses toiles de laine pour en condamner l’accès. Certaines maudissent ce lieu de mort, lui jettent des sorts telles de puissantes sorcières.
Enfin, la poupée noire : le défi. Le moment de se réunir pour lire leur déclaration collective :
« Nous nous rassemblons au Pentagone, ce 17 novembre, car nous avons peur pour nos vies. Peur pour la vie de cette planète, notre terre et pour la vie de nos enfants qui sont notre avenir humain. (…)
Nous sommes entre les mains d’hommes que le pouvoir et la richesse ont séparés non seulement de la réalité quotidienne mais aussi de l’imagination.
Nous avons bien raison d’avoir peur. »[2]
Frissons.
L’écoféminisme, c’est quoi, en fait ?
Un récit qui donne toujours autant de force 40 ans après, non ? Ce qui s’affirme, ce jour-là, est une nouvelle façon de décrypter notre monde et de lutter pour notre avenir à tou·te·s.
Nature & Femmes : victimes d’un même système
Comment définir l’écoféminisme ? De l’écologie avec des préoccupations féministes ? Eh non, on peut être écologiste ET féministe sans être écoféministe. Les Femmes qui ont marché sur le Pentagone n’ont pas juxtaposé des préoccupations hétéroclites : être écoféministe, c’est considérer que les mouvements féministes, écologistes et pour la paix sont une seule et même lutte.
Parce que destruction de l’environnement, guerres dévastatrices et oppression des femmes sont différentes facettes d’une même vision du monde, d’un même système de domination : notre société capitaliste, écocide et patriarcale.
Ynestra King l’affirme : la société industrielle occidentale est par définition misogyne et anti-nature. Parce qu’elle ne considère la nature qu’à son service. Confiante en sa toute-puissance scientifique et technologique toute masculine pour l’exploiter sans limite ni retour de bâton, elle assimile dans le même mouvement les Femmes à la nature. Et le justifie au nom d’une hiérarchie qu’elle a créée : du bon côté les hommes, la culture, l’action et la raison. Du moins bon côté, les femmes, la nature, les émotions. Ses valeurs, son fonctionnement : tout est construit sur cette hiérarchisation.
Qui voudrait la moitié d’une tarte cancérigène pourrie ?³
Ynestra King nous avertit : cette société porte en elle sa propre perte. La nature peut (mieux) vivre sans les humain·e·s. L’inverse ? Impossible ! Pour notre survie nous devons impérativement redéfinir notre relation à la nature, nous repenser dans la nature.
Là, l’écoféminisme rompt avec d’autres mouvements féministes qui, dans la lignée de Simone de Beauvoir, pensent au contraire que les Femmes ne peuvent se libérer qu’en coupant tout lien femme-nature, pure construction sociale (le fameux « On ne naît pas femme… »), pour rejoindre l’autre côté : celui des hommes, de la culture, de la raison. Adopter leurs codes et valeurs, accéder aux exactes mêmes responsabilités dans l’exact même système. Celui-là même qui dévalorise et exploite les femmes et la nature. Que les femmes deviennent des hommes comme les autres dans une course destructrice qui mène le Monde à sa perte ? Hors de question pour Ynestra King ! Son verdict claque :
« Nous ne voulons pas la moitié d’un gâteau empoisonné, nous voulons en créer un tout autre » [3].
Les Femmes peuvent sauver le Monde !
Pour elle, cela ne peut passer que par le lien femme-nature.
Parce qu’il est indéniable : plus dépendantes de la nature, particulièrement dans les régions les plus pauvres, les femmes sont les premières victimes des atteintes à l’environnement. Et parce que la solution EST féminine.
Non parce qu’il existerait une sensibilité féminine innée face à la nature : ce lien est subi, au départ, imposé par les sociétés patriarcales. Mais les femmes ont du coup développé d’incomparables compétences pour prendre soin de la vie sous toutes ses formes, la nature comme les bébés 😉.
Ynestra King ne dit pas non plus que l’environnement doit être un problème exclusivement de femmes, au contraire : il s’agit de féminiser notre monde. Le changement écologique viendra quand femmes et hommes prendront en compte, assumeront et revendiqueront le féminin et le naturel en eux. Dans leurs actions, leurs échelles de valeurs, l’acceptation de leurs émotions, de leur dimension corporelle et animale.
Quand nos sociétés se reconstruiront sur de nouveaux rapports égalitaires entre humains et avec la nature. Quand elles cesseront de dévaloriser ce qui est la condition-même de la vie (la nature, les femmes) et de valoriser ce qui la détruit (surexploitation de l’environnement, guerres destructrices…).
Le message d’Ynestra King est puissant : pour que la nature comme les femmes ne soient plus réduites au silence, revendiquez, réinvestissez : reclaim ! Votre identité féminine, votre place dans la nature, votre lien avec elle…
Devant le Pentagone, le tricot, la danse, les arts, les émotions, les corps mis en scène en sont la symbolique. Tout comme la réhabilitation ou la redécouverte par l’écoféminisme de la figure de la sorcière, de l’intuition, la dimension corporelle et animale de l’être humaine, des anciennes sociétés matriarcales, du culte païen de la déesse… Il faut que tout cela redevienne visible, réinvestisse notre société, infuse ses valeurs :
« Nous constituons un mouvement identifié comme féminin et nous croyons que nous avons un travail spécial à faire en ces temps périlleux. Nous percevons la dévastation de la terre et de ses êtres par des guerriers du monde de l’entreprise et la menace d’annihilation nucléaire par les guerriers militaires comme des problèmes féministes. C’est la même mentalité masculiniste qui voudrait nous dénier notre droit à notre propre corps et à propre sexualité, et qui dépend de multiples systèmes de domination et de pouvoir étatique pour arriver à ses fins. »
Ynestra King, 1979, lors de la conférence Women and Life On Earth
L’écoféminisme, d’une actualité brûlante
En 1981, la seconde Women’s Pentagon Action réunira le double de participantes. Des mouvements de femmes se dresseront et se dressent encore contre les menaces environnementales ailleurs dans le monde. C’est, au Royaume-Uni, 19 années d’occupation d’un site de stockage de missiles nucléaires. En Europe, en Australie, des blocages de centrales nucléaires, de centres de recherche, de sites militaires. Le Green Belt Movement de Wangari Muta Maathai au Kenya, Vandana Shiva en Inde, des actions contre Monsanto en Argentine…
Le mouvement écoféministe mondial est vaste, des luttes sociales du Sud à l’écoféminisme spirituel de Starhawk. Les mots et les actions d’Ynestra King résonnent encore aujourd’hui et gagnent en visibilité depuis la COP21.
Car ses préoccupations restent – hélas- les nôtres. Le désastre écologique ne peut plus être ignoré, son impact sur les femmes est plus fort que jamais. Selon l’ONU, à l’échelle mondiale, les femmes ont 14 fois plus de risques de mourir dans les catastrophes naturelles que les hommes. Et sont toujours les premières victimes collatérales entre mariages forcés, déscolarisation, surcharge de travail domestique… Partout, les comportements valorisés comme virils restent les plus grands prédateurs des ressources de notre planète, de nos schémas de réussite à la surconsommation de viande ou de technologies. Mais, en réaction, les femmes bougent. Les marches pour le climat rencontrent le mouvement #MeToo avec une détermination réjouissante et de piquants slogans écoféministes 😊. Ynestra King a certainement raison : le féminin est peut-être notre chance de sauver le monde…
[1] Citée par l’association Women and Life on Earth
[2] Citée par Emilie Hache dans Reclaim, qui a reconstitué le déroulement de cette journée à partir de plusieurs récit (voir bibliographie)
[3] Selon les textes, on retrouve l’une ou l’autre de ces traductions de la déclaration d’Ynestra King « We don’t want an equal piece of the same rotten carcinogenic pie. »
Pour aller plus loin
Ce (long !) article n’est qu’un aperçu de la pensée et des actions écoféministes. Il vous a donné envie d’aller plus loin (youhou !) ? Voici quelques références :
Textes ou collaborations d’Ynestra King :
- Le passionnant Reclaim, Recueil de textes écoféministes, anthologie dirigée par Émilie Hache, éditions Cambourakis, collections Sorcières : une introduction riche et, parmi de nombreux autres textes fondateurs et emblématiques de l’écoféminisme, celui d’Ynestra King : Si je ne peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution.
- Texte que l’on retrouve en anglais dans Rocking the Ship of State, Toward a Feminist Peace Politics, Adrienne Harris et Ynestra King, Éd. West View Press, Coll. Feminist Theory and Politics, 1989
- The Ecology of Feminism and the Feminism of Ecology, texte limpide d’Ynestra King dans Environmentalism, Critical Concepts Vol. II, dir. D. Pepper, G. Revill, F. Webster, Ed. Routledge, 2003
D’autres ouvrages pour comprendre l’écoféminisme :
- Être écoféministe, Théories et pratiques, Jeanne Burgart Goutal, Editions L’Echappée, 2020, prix du Livre de l’Écologie Politique 2021 organisé par la Fondation de l’Écologie Politique. Lié à cet ouvrage, vous trouverez des liens passionnants sur la page de l’éditeur : https://www.lechappee.org/collections/versus/etre-ecofeministe
- Ecoféminisme, Vandana Shiva et Maria Mies, l’Harmattan, Collection Femmes et Changements, 1999
- Ecologie et Féminisme, Révolution ou mutation, Françoise d’Eaubonne, 1978
Des articles et ressources internet
- Les Femmes sauveront-elles le monde, Le mouvement écoféministe, Article de Stéphanie Lumbers sur le blog de l’Institut Supérieur d’Ingénierie et de Gestion de l’Environnement, MINES ParisTech
- L’écoféminisme et la France : une inquiétante étrangeté ?, Article de Jeanne Burgart Goutal, Cités, 2018
- Le site de Women and Life on Earth, projet d’information sur l’écologie et la paix reposant sur un réseau international de militantes féministes, écologistes et pacifistes reconnu d’utilité publique en 2004.
- La nature a-t-elle un genre ? Variétés d’écoféminisme, Catherine Larrère, Cahiers du Genre 2015/2 (n° 59)
Mama Writer :Gaëlle Ruby
Gaëlle est une femme aux multiples pouvoirs : RH, rédactrice, Freelance et maman de 3 enfants. Elle porte toutes les casquettes à la perfection. Ayant vécu 3 grossesses, militante pour le droit des femmes et l’environnement, elle a créé en 2009 Ti-bahou : la boutique éthique des p’tits Loulous et leurs (futures) Mamans ! Les articles qu’elle nous écrit d’une plume énergisante permettent de redonner le pouvoir aux futures mamans. Elle nous donne toutes les ficelles pour prendre sa grossesse en main, découvrir notre potentiel et consommer moins mais mieux en connaissance de cause 😉 !
MarleneFeministeSpirituelle
Merci
Superbe article !
Dans le cadre de mes Études Féministes, votre article rejoint ce que je découvre sur l’Écoféminisme.
Merci pour toutes ces références
Marlene, Féministe Spirituelle